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L'intelligence artificielle n'élimine pas l'emploi... elle supprime l'apprentissage du travail

🧠 L’intelligence artificielle n’élimine pas l’emploi… elle supprime l’apprentissage du travail

“La plus grande crainte était que l’IA nous vole nos emplois. En réalité, elle remplace ceux des personnes qui apprennent à travailler.”
Business Insider, via jeuxvideo.com, juin 2025


I. Une inversion des peurs : l’IA ne détruit pas l’emploi, elle détruit l’accès à l’emploi

L’arrivée des intelligences artificielles génératives comme GPT-4, Claude, Gemini ou Mistral a fait ressurgir dans le débat public une peur vieille comme l'automatisation : celle de voir les machines supplanter l’humain dans le monde du travail. Les projections alarmistes évoquaient des millions d’emplois condamnés, des secteurs entiers précarisés et une productivité “déshumanisée”.

Mais la réalité observée en 2025 semble bien différente.

Ce que l’IA remplace en premier lieu, ce ne sont pas les experts, les seniors ou les cadres. Ce sont les stages, les postes juniors, les missions de premier niveau. Bref, les rôles que l’on occupe au début de sa carrière, quand on apprend concrètement un métier.


II. Un phénomène systémique : quand l’IA absorbe les fonctions tremplin

1. Les premiers postes visés : ceux des débutants

Dans les entreprises, l’IA se voit confier une multitude de tâches historiquement assignées aux débutants :

  • saisie ou vérification de données,
  • rédaction d’e-mails types, de comptes rendus, de posts réseaux sociaux,
  • support client de premier niveau,
  • préparation de présentations PowerPoint simples,
  • traduction ou reformulation de documents,
  • tests fonctionnels d’applications,
  • correction de bugs simples en développement,
  • rédaction de fragments de code standardisé.

Ces activités ne sont pas “stratégiques”, mais elles constituent depuis des décennies le bain de formation pratique par lequel tout professionnel passe. Ce sont elles qui, par itérations, permettent d’apprendre un métier en le pratiquant.

Or ces tâches sont aujourd’hui automatisables à 90 % par des IA disponibles à bas coût.

« L’IA n’empêche pas d’avoir un métier. Elle empêche de l’apprendre. »


2. Des entreprises qui réduisent voire suppriment les stages

Le phénomène n’est pas théorique. Business Insider cite explicitement plusieurs entreprises ayant réduit, voire annulé, les embauches de stagiaires et juniors :

  • Duolingo : a massivement réduit son programme de stages,
  • Shopify : a supprimé des lignes entières de postes d’entrée de gamme,
  • IBM : a gelé une partie de son recrutement pour les fonctions support.

Leurs justifications sont toujours les mêmes : l’IA fait le travail “plus vite et moins cher”. Pourquoi payer un junior, le former et le superviser, quand un chatbot peut générer un texte, une image ou un code correct en quelques secondes ?

Ces décisions relèvent d’une logique économique, mais elles ignorent la fonction pédagogique de ces emplois.


3. Un effet domino : la disparition de la chaîne de transmission

Supprimer les rôles de juniors ou de stagiaires, ce n’est pas seulement optimiser les coûts : c’est aussi couper la chaîne de transmission des compétences.

Car dans les métiers intellectuels comme dans les métiers techniques :

  • on n’apprend pas en école ou à l’université ce qu’on doit faire au quotidien ;
  • on devient compétent en faisant, en se trompant, en observant les collègues.

L’absence d’accès à cette première couche de travail empêche la montée en compétence future. Ce que l’IA retire au travail, ce n’est pas sa finalité — mais le processus par lequel on devient capable de l’exercer.


III. Des indicateurs d’alerte : les jeunes diplômés face au mur de l’expérience

1. Le cas américain : chômage et blocage générationnel

Aux États-Unis, le taux de chômage des jeunes diplômés atteignait 5,8 % début 2025. Un chiffre en apparence modeste… mais en hausse constante depuis 18 mois. Et surtout, un symptôme : les postes d’entrée ont disparu.

Il ne s’agit pas de pénurie de postes en général. Les offres d’emploi expérimentées sont nombreuses. Mais les postes d’initiation sont supprimés ou fusionnés dans des fonctions IA.

Résultat : les jeunes n’ont aucun moyen d’acquérir l’expérience que les employeurs réclament.

2. Une fracture générationnelle en formation

En aval, les écoles et universités constatent que leurs partenariats entreprises s’effritent. De nombreuses formations exigent des stages ou alternances pour valider un diplôme, or les places se raréfient. Certaines écoles américaines songent déjà à modifier leurs référentiels pédagogiques pour s’adapter à un monde sans terrain professionnel.

En Europe, le problème est moins documenté mais tout aussi latent. Le modèle français ou allemand — très fondé sur l’alternance et l’insertion par la pratique — est directement menacé.


IV. Les conséquences à moyen et long terme : un trou de génération

1. Un appauvrissement futur des compétences

À court terme, l’économie gagne en productivité. À long terme, elle pourrait souffrir d’un manque de talents.

Car si l’on supprime les rôles où s’apprennent les bases, comment garantir que dans cinq ou dix ans, les profils seniors seront disponibles ? Une IA ne se forme pas seule. Elle doit être supervisée, entraînée, corrigée.

Or ces superviseurs de demain ne sont pas formés aujourd’hui, parce qu’on ne leur en donne pas l’opportunité.

« L’IA génère une “famine de l’expérience” : les talents ne sont pas morts, ils n’ont jamais eu le droit de naître. »

2. Une pénurie paradoxale dans les métiers de l’IA elle-même

Plus ironique encore : les entreprises qui automatisent aujourd’hui le recrutement de juniors dans le marketing, le développement ou l’assistance… peinent à recruter des spécialistes de l’IA.

Mais comment former ces experts si les jeunes ne peuvent plus acquérir les bases techniques de la donnée, du traitement du langage ou du code ?

Il y a là une bombe à retardement : l’IA, en supprimant les rôles d’entrée, compromet sa propre diffusion à moyen terme.


V. Que faire ? Des pistes pour reconstruire des parcours d’entrée

1. Repenser les parcours d’apprentissage

Les écoles, entreprises et États doivent créer de nouvelles formes de stages et de missions juniors. Celles-ci devront se concentrer sur :

  • la réflexion critique (vérifier ou corriger l’output d’IA),
  • la supervision (pilotage de prompts, évaluation de la pertinence),
  • la relation humaine (coordination, médiation, créativité).

Autrement dit : former non pas à faire à la place de l’IA, mais à faire avec elle.

2. Instaurer des quotas ou incitations

Certaines entreprises pourraient être incitées (fiscalement ou réglementairement) à maintenir un quota minimal de postes pour jeunes diplômés, en échange de crédits R&D ou d’avantages fiscaux sur l’usage d’IA.

Ce mécanisme, encore peu discuté, pourrait équilibrer les intérêts productivistes immédiats et les besoins structurels du marché du travail.

3. Valoriser la pédagogie dans l’entreprise

Former un junior coûte du temps. Mais ce temps est aussi une fonction stratégique : celle de la transmission. Revaloriser les managers et employés qui encadrent, tutorent, corrigent — c’est garantir que le savoir-faire perdure malgré les mutations technologiques.


Conclusion

L’IA ne tue pas (encore) les métiers : elle tue les débuts de carrière. Et ce phénomène, silencieux mais massif, menace la résilience de nos économies.

S’il n’est pas accompagné, régulé ou compensé, il créera une génération invisible : celle qui n’aura jamais pu apprendre à travailler. Une génération qui ne sera pas inutile, mais inemployable — non par manque de talent, mais par défaut d’accès.

La question n’est plus : « combien d’emplois va supprimer l’IA ? »

Mais : « qui pourra encore apprendre un métier quand l’IA fait déjà le travail ? »